24
Pause hivernale

 

 

— C’est notre chance, expliqua Wulfgar à Morik, alors qu’ils étaient tous deux accroupis derrière un mur de pierre de soutien, à flanc de montagne, au-dessus de l’un des nombreux villages de la face sud de l’Épine dorsale du Monde.

Morik se tourna vers son ami et secoua la tête en poussant un soupir tout sauf enthousiaste. Non seulement Wulfgar n’avait pas touché à une bouteille en deux semaines, depuis leur départ d’Auckney, mais il s’était fermement opposé à toute tentative de reprise de leurs activités de bandits de grand chemin. La saison était bien avancée et l’hiver était proche, ce qui impliquait un flux presque ininterrompu de convois de marchands en provenance du Valbise. Les occupants saisonniers des étendues du Nord les délaissaient également, en particulier ceux qui passaient leurs étés à Dix-Cités pour y pêcher, avant de retourner en chariot à Luskan une fois l’automne arrivé.

Wulfgar avait clairement fait comprendre à Morik que leurs activités de bandits faisaient désormais partie de leur passé. Ainsi se trouvaient-ils tous deux à surveiller un petit village, où tout semblait incroyablement ennuyeux et dont ils avaient appris que les habitants redoutaient une agression d’orques ou de gobelins.

— Ils n’attaqueront pas par en bas mais plutôt par là, fit observer Wulfgar, qui désigna un vaste champ, à l’est du village et à hauteur des constructions les plus élevées.

— C’est là qu’ils ont bâti leur mur et dressé leurs meilleures défenses, ajouta Morik, comme si cela devait tout expliquer.

Les villageois estimaient que les monstres ne surviendraient pas à plus de vingt et, même si ce hameau ne comptait pas plus d’une dizaine de défenseurs, Morik n’y voyait pas un problème insurmontable.

— D’autres peuvent surgir plus haut, dit Wulfgar. Les villageois seront sévèrement pris à partie s’ils sont attaqués des deux côtés.

— Tu cherches un prétexte, lui reprocha le voleur, ce qui lui valut un regard étonné de la part du barbare. Un prétexte pour te battre, mais pas contre des marchands, hélas…

— Je veux affronter des adversaires qui méritent d’être corrigés, reconnut Wulfgar, un sourire aux lèvres et sans se départir de son expression calme et satisfaite.

— Je connais beaucoup de paysans qui te répondraient que les marchands méritent une leçon, bien plus que les gobelins, dit Morik.

Wulfgar secoua la tête ; il n’était pas d’humeur et ce n’était pas le moment de débattre de tels points philosophiques. Ils aperçurent à cet instant des mouvements au-delà du village, que le barbare identifia aussitôt comme étant l’approche des monstres, des créatures qu’il pourrait décimer sans y réfléchir ni éprouver le moindre remords. Une vingtaine d’orques chargeaient sauvagement dans le champ, sous les inefficaces volées de flèches des villageois.

— Allons-y et finissons-en, dit Morik en se levant.

Expert en ce genre d’assauts, Wulfgar retint son ami et le fit regarder plus haut, où un rocher dévala la pente jusqu’à se fracasser contre un bâtiment.

— Il y a un géant là-haut, murmura-t-il, tout en commençant à contourner la montagne. Peut-être plus encore.

— Et bien sûr, on y va, ronchonna Morik, résigné, qui doutait clairement de la sagesse d’une telle décision.

Un autre rocher fut lancé, suivi d’un troisième. Le géant était en train d’en soulever un quatrième quand Wulfgar et Morik l’aperçurent, au détour d’une courbe de la piste ; ils se glissèrent entre deux promontoires et s’approchèrent du monstre par-derrière.

La hachette de Wulfgar s’abattit sur un bras du géant, qui laissa échapper son rocher sur sa tête.

Poussant un beuglement, il se retourna et vit Morik, qui l’observait avec désinvolture, sa fine épée en main. Sans cesser de crier, il se précipita en un unique grand pas sur le voleur, qui poussa un glapissement et s’enfuit parmi les rochers. Le géant se lança aussitôt à sa poursuite mais, alors qu’il s’engageait dans l’étroit passage, entre les points surélevés, Wulfgar bondit de l’une de ces éminences et assena un coup de marteau sur la tempe du monstre, qui se mit à tituber et ne vit rien quand il parvint enfin à lever les yeux vers le rocher, le barbare s’étant éclipsé. De retour sur le sol, ce dernier se rua sur sa cible et la frappa sur la rotule avant de retourner se cacher.

Une main sur sa tête blessée, puis sur son genou douloureux, le géant chercha à rattraper son agresseur, puis il baissa les yeux sur son avant-bras, où était plantée la hache. Il changea alors subitement de direction, lassé de ce combat, et s’enfuit en courant vers le sommet de la montagne pour y retrouver la nature sauvage de l’Épine dorsale du Monde.

Morik sortit de sa cachette et tendit la main à Wulfgar.

— Beau boulot, le félicita-t-il.

— Ça ne fait que commencer, corrigea le barbare, sans serrer la main offerte, avant de s’élancer vers le village, où la bataille faisait rage à hauteur de la barricade est.

— Tu aimes vraiment te battre, toi ! commenta sèchement Morik, qui, après avoir poussé un soupir, se mit à son tour à courir.

En contrebas, l’affrontement semblait s’être calmé ; aucun orque n’avait pour le moment percé le mur protecteur, toutefois peu d’envahisseurs avaient été sérieusement blessés. Cela changea de façon radicale quand Wulfgar survint des hauteurs et traversa le champ en courant, hurlant à pleins poumons. D’un bond, il s’éleva dans les airs, bras écartés, et se réceptionna sur quatre de ces créatures, qu’il envoya ainsi toutes à terre. S’ensuivit une mêlée de frappes, de coups de poing et de ruades. D’autres orques vinrent aider leurs congénères, mais, au final, Wulfgar, couvert de sang et blessé de toutes parts, avec un grand sourire aux lèvres, fut le seul à sortir vivant de l’affrontement.

Revigorés par cet assaut époustouflant et par l’intervention de Morik, qui avait abattu un autre orque en descendant la pente, les villageois déferlèrent sur ce qu’il restait de la bande d’agresseurs. Mises en déroutes, les créatures encore capables de courir, c’est-à-dire une dizaine, repartirent par là où elles étaient arrivées.

Avant même que Morik ait rejoint son ami, Wulfgar se retrouva entouré de villageois le gratifiant de bourrades. Tout en l’acclamant, ils l’assuraient de leur amitié éternelle et lui proposaient un endroit où passer l’hiver qui approchait.

— Tu vois, dit-il à Morik avec un sourire joyeux. C’est plus facile qu’au col.

Tout en essuyant sa lame, le voleur considéra son compagnon d’un œil sceptique. Le combat n’avait présenté aucune difficulté et s’était même avéré plus aisé à remporter que l’avait prévu avec optimisme le barbare. Morik fut lui aussi bientôt remercié par des villageois enthousiastes, parmi lesquels deux attirantes jeunes femmes. Un hiver au calme, à se détendre devant un bon feu, n’était peut-être pas une si mauvaise perspective. Peut-être ne suivrait-il pas son projet de retour à Luskan, après tout.

 

* * *

 

Les trois premiers mois de la vie de femme mariée de Méralda avaient été merveilleux. Sans parler de béatitude totale, elle était déjà ravie de voir sa mère reprendre des forces et jouir d’une santé comme elle n’en avait pas connu depuis des années. Quant à la vie au château, ce n’était pas si terrible qu’elle l’avait redouté. Priscilla était omniprésente, bien entendu, et ne se montrait jamais plus qu’amicale, tout en lui lançant de fréquents regards noirs, sans toutefois jamais chercher à lui nuire. Comment l’aurait-elle pu, d’ailleurs, vu l’amour passionné que son frère portait à sa femme ?

Cette dernière avait elle aussi fini par aimer son mari, ce qui, ajouté à la santé retrouvée de sa mère, contribua à lui faire passer un automne tout à fait charmant, une époque de nouveautés, de confort et d’espoir.

Hélas, quand l’hiver s’abattit sur Auckney, les fantômes du passé commencèrent à rôder au château.

L’enfant de Jaka, qui grandissait et se manifestait en donnant des coups de pied, rappelait sans équivoque son terrible mensonge à Méralda, qui se mit à penser de plus en plus souvent à Jaka Sculi et aux folies qu’elle avait elle-même commises pour lui, et il y en avait eu beaucoup. Elle revivait fréquemment les derniers instants de la vie du jeune paysan, quand il avait crié son nom et risqué sa vie pour elle. Méralda s’était à l’époque convaincue qu’il n’avait agi de la sorte que par jalousie envers le seigneur Féringal et non par amour. Mais aujourd’hui, avec son enfant qui s’épanouissait en elle et l’inévitable flou apporté par le passage du temps, elle n’en était plus si certaine. Peut-être Jaka avait-il fini par l’aimer. Peut-être les sensations ressenties au cours de leur nuit de passion avaient-elles également semé les graines d’émotions plus profondes, qui n’auraient eu besoin que de temps pour se développer dans la dure réalité d’une existence de paysan.

Son humeur était toutefois plus vraisemblablement victime de la mélancolie de l’hiver, qui agissait sur ses pensées, tout comme sur celles de son mari. Le fait de moins faire l’amour, à cause du ventre de Méralda, qui ne cessait de grossir, n’aidait en outre guère les choses. Il vint la trouver un matin, alors que le château était noyé sous la neige et que le vent hurlait à travers les fentes des pierres. Après l’avoir à peine embrassée, il s’interrompit et la regarda durement, puis il lui posa l’impensable question.

Qu’avait-elle éprouvé avec le barbare ?

Elle n’aurait pas davantage souffert s’il l’avait frappée en pleine tête, et pourtant Méralda n’en voulut pas à son mari, dont elle comprenait les doutes et les angoisses, étant donné l’humeur maussade qu’elle affichait et la preuve concrète qu’elle avait connu un autre homme avant lui.

Elle ne cessait de se répéter que, une fois l’enfant né et envoyé ailleurs, Féringal et elle pourraient enfin profiter d’une existence ordinaire. Quand ces pressions bien légitimes auraient disparu, ils finiraient par s’aimer passionnément. Elle ne pouvait pour l’heure qu’espérer que tout ne se désagrège pas au cours des quelques mois durant lesquels il lui fallait encore porter le bébé.

Bien évidemment, parallèlement à la tension grandissante entre Féringal et Méralda, la mauvaise humeur de Priscilla à l’encontre de sa belle-sœur n’avait fait que s’accentuer, même si l’importance que lui accordait le seigneur Féringal lui conférait un certain pouvoir et lui permettait de conserver les devants dans l’incessante guerre silencieuse que lui menait Priscilla. D’un autre côté, porter l’enfant d’un autre homme donnait le sentiment à Méralda de perdre peu à peu ce pouvoir.

Elle ne comprenait pas le comportement de sa belle-sœur, qui avait si admirablement réagi quand elle avait appris le viol, allant jusqu’à proposer de s’occuper de l’enfant et de l’élever à l’écart du château, ce qui se faisait fréquemment dans ce genre de situation.

— Vous êtes étonnamment enflée pour ce stade de votre grossesse, lui fit remarquer Priscilla, ce même jour d’hiver au cours duquel Féringal lui avait demandé des précisions au sujet de son expérience avec Wulfgar.

Méralda songea alors que cette mégère avait certainement remarqué la tension palpable qui divisait le couple. La voix de Priscilla était inhabituellement lourde de suspicion et de venin, ce qui indiquait qu’elle suivait un décompte très précis du temps. Il était certain que la naissance d’un bébé en pleine forme et parfaitement développé, seulement sept mois après l’incident sur la route, poserait des problèmes. Oui, Priscilla la harcèlerait de questions.

Méralda changea de sujet en évoquant ses craintes d’être déchirée par l’enfant, au vu de la taille du barbare. Cela réduisit un temps Priscilla au silence mais Méralda savait que cette trêve ne durerait pas et que les questions reviendraient.

Et de fait, alors que l’hiver touchait à sa fin et que le ventre de Méralda gonflait, les rumeurs commencèrent à se propager dans tout Auckney. Des rumeurs au sujet de la date théorique de la naissance. Des rumeurs au sujet de l’incident survenu sur la piste. Des rumeurs au sujet de la fin tragique de Jaka Sculi. Loin d’être stupide, Méralda voyait les gens compter sur leurs doigts et avait remarqué la tension sur le visage de sa mère, même si celle-ci n’oserait jamais lui demander ouvertement la vérité.

Quand l’inévitable se produisit, ce fut bien entendu à cause de Priscilla.

— Vous accoucherez au mois de Ches, dit-elle, plutôt sèchement, au cours d’un dîner qu’elle partageait avec Méralda et Témigast, en une fin d’après-midi glaciale.

L’équinoxe approchait à grands pas mais l’hiver n’avait pas encore relâché son emprise sur la région, comme en témoignait le vent hurlant qui accumulait la neige autour de l’enceinte du château. Méralda jeta un regard sceptique à sa belle-sœur.

— Mi-Ches, précisa celle-ci. Ou peut-être à la fin du mois, voire au début du mois des Tempêtes.

— Y a-t-il un problème avec la grossesse ? intervint Témigast.

Une fois de plus, Méralda comprit que l’intendant était son allié. Bien qu’ayant lui aussi deviné la vérité – il avait en tout cas au moins autant de soupçons que Priscilla –, il ne faisait preuve d’aucune hostilité envers elle. Elle en était d’ailleurs peu à peu arrivée à voir une figure paternelle en cet homme, sentiment d’autant plus justifié quand elle repensait au matin qui avait suivi la nuit passée en compagnie de Jaka ; Dohni Ganderlay avait alors deviné la vérité mais avait pardonné cet écart à sa fille, en regard du sacrifice auquel elle consentait pour le bien de la famille.

— Oui, j’en ai bien l’impression, répondit Priscilla, qui parvint à faire comprendre, d’après sa façon de s’exprimer, qu’elle ne songeait pas à un problème concernant la grossesse en elle-même.

Elle se tourna vers Méralda et souffla bruyamment, avant de jeter sa serviette et de se lever précipitamment de table pour se diriger vers l’escalier.

— Quelle mouche l’a piquée ? demanda à Témigast Méralda, dont les yeux reflétaient l’effroi.

Elle obtint aussitôt sa réponse ; des cris éclatèrent au premier étage. Ni l’intendant ni la jeune femme n’en comprirent le sens mais il était évident que Priscilla était allée s’entretenir avec son frère.

— Que dois-je faire…, commença à demander Méralda, que Témigast se hâta de calmer.

— Mangez, ma dame, vous devez prendre des forces pour affronter les épreuves qui vous attendent, lui dit Témigast, dont le double sens des mots ne lui échappa pas. Je suis certain que vous en triompherez si vous conservez la tête froide. Vous profiterez de la vie dont vous rêvez quand ces événements seront passés.

Et le vieil homme de réconforter la châtelaine d’un clin d’œil.

Méralda aurait voulu se précipiter et enfouir sa tête dans l’épaule de Témigast, ou encore sortir du château et courir jusqu’à la confortable maison bien chauffée que le seigneur Féringal avait offerte à sa famille et étreindre son père. Au lieu de cela, elle prit une profonde inspiration afin de se calmer et suivit la recommandation de l’intendant en terminant son repas.

 

* * *

 

La neige survint tôt et en abondance cette année-là. Morik aurait préféré se trouver à Luskan mais il avait fini par comprendre les raisons qui avaient poussé Wulfgar à décider qu’ils passeraient l’hiver dans ce village. Il y avait ici du travail en quantité, en particulier après les chutes de neige, quand il fallait nettoyer les terres et élever des talus défendables. Morik parvenait toutefois à esquiver la plupart de ces corvées en simulant une blessure, qu’il disait devoir à la bataille qui les avait fait venir en ce lieu.

En revanche, Wulfgar travaillait avec plaisir, ce qui lui permettait d’occuper son corps sans lui laisser le temps de penser ou rêver. Malgré cela, Errtu l’avait retrouvé dans ce village, comme partout ailleurs auparavant. Mais désormais, au lieu de se réfugier dans une bouteille, le barbare affrontait ces souvenirs, revivait les événements, jusqu’aux plus horribles, et se forçait à reconnaître qu’ils s’étaient bel et bien produits, tous, sans exception, et qu’il avait connu des moments de faiblesse et d’échec. Wulfgar se retrouva à de nombreuses reprises seul dans un recoin sombre dans la chambre qu’on lui avait cédée, tremblant, ruisselant de sueur et le visage couvert de larmes qu’il ne lui était plus possible de retenir. Mille fois il voulut se jeter sur l’inépuisable réserve d’alcool de Morik, pourtant jamais il ne craqua.

Il grognait, criait, mais tenait bon, acceptant son passé tel qu’il était et résolu à l’assumer afin d’évoluer. Wulfgar ne savait pas vraiment d’où lui venaient cette force et cette détermination, mais il imaginait qu’il les avait toujours eues en lui, dormantes puis revenues quand il avait été témoin du courage dont Méralda avait fait preuve en le libérant, bien qu’ayant alors eu beaucoup plus à perdre que lui. Elle lui avait rendu sa foi dans le monde ; il savait désormais que le combat qui l’opposait à Errtu se poursuivrait jusqu’au jour où il l’aurait véritablement emporté. Se cacher dans une bouteille ne fonctionnerait pas éternellement.

Ils durent livrer une autre bataille aux alentours du nouvel an, une légère échauffourée face à une nouvelle bande d’orques. Ayant pressenti l’attaque, les villageois avaient préparé le champ de bataille en aspergeant l’étendue de neige fondue. Les orques glissèrent ainsi sur des plaques de glace et durent péniblement se débattre pendant que les archers les prenaient pour cibles.

L’arrivée inattendue d’un groupe de soldats de Luskan, égarés au cours d’une patrouille, perturba nettement plus que cette bataille l’existence idyllique de Wulfgar et Morik. Au moins l’un de ces hommes reconnut les malheureux qui avaient été exhibés au Carnaval du Prisonnier, Wulfgar en était en tout cas certain, cependant soit les soldats n’en touchèrent pas un mot aux villageois, soit ces derniers n’y attachèrent aucune importance. Les deux amis ne ressentirent pas la moindre agitation après le départ de la patrouille.

Au bout du compte, cet hiver s’avéra le plus calme jamais vécu par Wulfgar et Morik, un répit nécessaire. Quand le printemps fit son apparition, malgré la neige persistante, ils commencèrent à songer à l’avenir.

— On oublie l’idée de devenir bandits de grand chemin, rappela Wulfgar, en une calme soirée, alors que le mois de Ches s’était déjà à moitié écoulé.

— Oui, convint Morik. Cette vie ne me manque pas.

— Que vas-tu faire, alors ?

— Rentrer à Luskan, j’en ai bien peur. C’est chez moi, là-bas. Ce le sera toujours.

— Ton déguisement suffira à assurer ta sécurité ? s’inquiéta sincèrement le barbare.

— Les gens ont la mémoire courte, mon ami, répondit Morik en souriant, tout en espérant qu’il en aille de même pour les drows, étant donné que regagner Luskan revenait à renoncer à sa mission de surveillance sur Wulfgar. Depuis notre… expatriation, ils ont sans aucun doute étanché leur soif de sang avec une centaine de malheureux au Carnaval du Prisonnier. Ma nouvelle apparence me protégera des autorités, tandis que mon identité réelle me permettra d’être respecté comme il convient dans les rues.

Wulfgar hocha la tête, comprenant tout à fait Morik, qui était loin d’être aussi impressionnant ici, dans la nature, que dans les rues de Luskan, où rares étaient ceux qui décelaient ses ruses.

— Et toi ? s’enquit le voleur, lui-même surpris par l’intérêt sincère qui teintait sa voix. Le Valbise ? Tes vieux amis ?

Le barbare secoua la tête ; il ignorait tout bonnement quelle route il allait suivre. Alors qu’il aurait jusqu’à récemment écarté cette éventualité sans même y penser, il y songeait ces derniers temps. Était-il prêt à retourner aux côtés des compagnons du castel, comme on les avait autrefois surnommés, Drizzt, Bruenor, Catti-Brie, Guenhwyvar, Régis et lui ? Avait-il réellement pris le dessus sur le démon et sur la bouteille, tout aussi diabolique ? Assumait-il enfin la période de son existence durant laquelle il était resté prisonnier d’Errtu ?

— Non, répondit-il, sans ajouter un mot de plus et en se demandant s’il recroiserait un jour ses anciens amis.

Morik hocha la tête, bien que quelque peu déçu, pour des raisons qui lui étaient propres. Il ne tenait pas à voir Wulfgar revenir avec lui à Luskan. Certes, cacher ce colosse se révélerait ardu, cependant il s’agissait d’autre chose. Morik ne voulait pas que Wulfgar soit capturé par les elfes noirs.

 

* * *

 

— Elle te prend pour un imbécile et tout Auckney est au courant, Féri ! hurla Priscilla à son frère.

— Arrête de m’appeler comme ça ! rétorqua-t-il en l’écartant et en cherchant à changer de sujet. Tu sais que j’ai horreur de ça.

— Tu ne peux pas ne pas voir l’état avancé de sa grossesse, insista Priscilla, qui ne comptait pas renoncer. Elle va accoucher dans une semaine.

— Le barbare était immense, gronda Féringal. L’enfant le sera donc également, c’est ce qui te trompe.

— Le bébé sera de taille tout à fait ordinaire, comme tu le constateras par toi-même dans le mois à venir, dit Priscilla, qui, voyant son frère s’en aller, enchaîna : je suis prête à parier que cet adorable bambin aura hérité des boucles brunes de son père. (Féringal fit volte-face et lui jeta un regard noir, ce qui ne l’empêcha pas d’aller au bout de ses pensées, sans reculer d’un pouce.) De son père mort.

Le seigneur Féringal avala d’un pas la distance qui le séparait de sa sœur et la gifla violemment, suite à quoi, horrifié par sa réaction, il eut un mouvement de recul et se recouvrit le visage des mains.

— Mon pauvre frère cocu, reprit Priscilla, en le regardant par-dessus sa main plaquée sur un hématome naissant. Tu verras bien.

Sans plus attendre, elle sortit de la pièce.

Le seigneur Féringal y resta quant à lui un long, très long moment, à tenter de se calmer de son mieux.

 

* * *

 

Trois jours après leur discussion, le temps s’étant suffisamment radouci pour amorcer le dégel, Morik et Wulfgar purent quitter le hameau. Les villageois regrettaient ce départ car le dégel correspondait généralement à de nouvelles attaques de monstres. Néanmoins, les deux compagnons, et notamment Morik, ne cédèrent pas à leurs suppliques.

— Peut-être reviendrai-je, laissa entrevoir Wulfgar, qui n’écartait pas cette possibilité, quand Morik et lui auraient chacun repris leur route à Luskan.

Où le barbare pouvait-il aller, après tout ?

La piste qui les fit quitter les flancs de colline était peu praticable, si boueuse et piégeuse qu’ils furent bien souvent contraints de marcher en guidant prudemment leurs chevaux. Ce n’est qu’en abordant la plaine, au nord de Luskan, désormais toute proche, que leur progression se fit plus aisée.

— Il te reste toujours le chariot et les provisions que nous avons laissés à la grotte, rappela Morik.

Wulfgar comprit que le voleur commençait à se sentir coupable de l’abandonner.

— Je serais étonné que la grotte soit restée vide tout l’hiver, répondit-il. Il ne doit plus rester beaucoup de vivres, d’après moi.

— Alors empare-toi des affaires de ceux qui l’occupent en ce moment, conseilla Morik, avec un clin d’œil. Des géants, peut-être, rien de susceptible d’effrayer Wulfgar.

Cette remarque les fit tous deux sourire, même si cela ne dura pas.

— Tu aurais dû rester au village, reprit Morik. Comme tu ne peux pas retourner avec moi à Luskan, tu aurais été aussi bien là-bas qu’ailleurs pour réfléchir à ton avenir.

Ils parvinrent à un embranchement, où une piste menait vers le sud et Luskan, tandis que l’autre s’élançait vers l’ouest. En se tournant vers son ami, Morik le vit tourné vers cette seconde route, qui aboutissait au petit fief où le barbare avait été emprisonné et où le voleur – d’après ce qu’il disait – l’avait sauvé d’une mort atroce.

— Des idées de vengeance ? lui demanda Morik.

Wulfgar le regarda d’un air étonné avant de saisir le sens de sa question.

— Loin de là, répondit-il. Je me demande simplement ce qu’est devenue la dame du château.

— Celle qui t’a accusé à tort de l’avoir violée ?

Wulfgar haussa les épaules, comme s’il ne tenait pas à parler de ce détail.

— Elle était enceinte et très apeurée, précisa-t-il.

— Tu penses qu’elle a trompé son mari ? (Le barbare acquiesça, les lèvres pincées, puis Morik poursuivit sur un ton moqueur :) Elle a donc offert ta tête pour sauver sa réputation. Un comportement typique de femme noble, en somme.

Wulfgar ne répondit pas mais il ne voyait pas les choses de cette façon. Il avait deviné qu’elle n’avait jamais imaginé qu’il serait capturé et qu’il lui était apparu comme une solution lointaine et mystérieuse à ses problèmes personnels. Cela pouvait se comprendre, même si ce n’était pas très glorieux.

— Elle doit avoir accouché, à l’heure qu’il est, marmonna-t-il. Je me demande comment elle s’en est sortie quand son entourage s’est rendu compte que l’enfant ne pouvait être de moi.

— En tout cas, je vois d’ici ton sort si tu retournes là-bas pour le découvrir, lâcha Morik, que le ton employé par Wulfgar inquiétait. Tu ne feras pas un pas dans ce village sans être reconnu.

Le géant hocha la tête, d’accord avec ce point de vue, mais sans cesser de sourire, ce qui n’échappa pas à son compagnon.

— Toi, tu pourrais, fit remarquer Wulfgar.

— Si ma route ne me menait pas à Luskan, en effet, répondit Morik, après avoir dévisagé un long moment son ami.

— C’est toi qui décides de ta route, or aucune obligation ne te presse de regagner Luskan au plus vite.

— L’hiver n’est pas encore terminé. Nous avons pris un risque en nous lançant à flanc de colline. Une tempête de neige peut survenir à tout moment et nous ensevelir.

Morik protesta encore un peu mais Wulfgar comprit, au ton de son ami, que ce dernier réfléchissait à sa proposition.

— Les tempêtes de neige ne sont pas si violentes au sud des montagnes, dit-il, ce qui fit ricaner Morik. Tu me rendrais ce dernier service ?

— Pourquoi te soucier d’elle ? Cette femme a failli te faire tuer, d’une façon horrible digne du Carnaval du Prisonnier.

Wulfgar haussa les épaules, lui-même pas tout à fait certain de la réponse à cette question, cependant il ne comptait pas changer d’avis.

— Un dernier témoignage de notre amitié, insista-t-il. Nous pourrons ensuite réellement nous séparer, avec l’espoir de nous retrouver un jour.

— C’est surtout une dernière bataille avec moi à tes côtés dont tu as envie, se moqua le voleur, qui ne plaisantait pas tout à fait. Reconnais que tu ne vaux rien au combat sans moi !

Wulfgar ne put faire autrement que de rire, mais il reprit aussitôt après une expression plaintive.

— Bon, allez, avance ! grommela Morik, cédant, comme l’avait imaginé Wulfgar. Je reprendrai le rôle du seigneur Brandebourg. J’espère seulement que Brandebourg n’a pas été associé à ton évasion. Pourvu que Féringal n’ait vu qu’une coïncidence dans le fait que nous soyons tous deux partis le même jour.

— Si je suis pris, je dirai honnêtement au seigneur Féringal que tu n’as joué aucun rôle dans mon évasion, dit Wulfgar, un sourire au coin des lèvres, sous son épaisse barbe hivernale.

— Si tu savais comme cette promesse me rassure…, laissa tomber Morik en poussant son ami vers l’ouest, vers Auckney et les ennuis.

L'Épine Dorsale du Monde
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